[Congo] La vie et demie – Sony Labou Tansi


J’achète des livres comme on pourrait s’acheter un tube de Fan Milk (connaisseur connaît) par un après-midi ensoleillé auprès du boutiquier d’à côté: de manière totalement spontanée. Juste pour répondre au besoin du moment.   

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Je ne connais pas toujours l’auteur. Souvent, je ne sais rien de l’oeuvre non plus, et ce n’est pas forcément le résumé à l’arrière qui me motive. Non. Mon choix se porte parfois sur des livres sans aucune raison raisonnable (excusez le pléonasme, mais je me comprends). La couverture à elle toute seule peut m’avoir intriguée, ou alors le titre est tellement évocateur que je me suis créée ma propre histoire juste à partir de 4  mots. (Ou encore, mon train s’apprête à partir, je suis dans ce kiosque à journaux/livres, et il faut que je me trouve absolument un roman pour compagnon de voyage. Peu importe lequel, maintenant que je n’ai plus le temps de tergiverser!)

Et en parlant d’achat spontané, je me suis récemment procurée “La vie et demie” sur un coup de tête de ce genre (bien que j’avais déjà entendu parler de Sony Labou Tansi, je ne l’avais encore jamais lu, oui, shame on me!).

Ce titre, ce simple titre, m’a tellement intriguée! Exit le résumé à l’arrière! Je me suis juste amusée à imaginer tout ce que pouvait signifier “une vie et demie”.

Sera-t-il question de paranormal, de vie après la Vie, ou de survie au-delà du possible? Sera-t-il question d’un personnage agonisant sous le poids de sa propre existence, pleine de turpitudes, au point qu’il ait l’impression de vivre une vie, et la moitié d’une autre? Bref, ce titre a suffi à attiser ma curiosité et je me suis lancée.

Après seulement quelques pages parcourues j’étais satisfaite de renouer avec la plume des Grands Ecrivains Africains (Alléluiah!) qui ont vu venir les Indépendances comme de grandes bourrasques, ravageant tout sur leur passage. Ravageant surtout le peu de Bon Sens qu’il restait aux tous nouveaux chefs d’Etats dictateurs africains. J’étais satisfaite de renouer avec un de ces écrivains qui usaient de mots vrais, insolents, impertinents, dont les écrits résonnent jusqu’aujourd’hui comme des cris. Des cris de rébellion, des cris d’insoumission, mais parfois aussi, des cris d’agonie.

Sony Labou Tansi, dans La Vie et Demie, porte sur l’Afrique un regard aux pupilles mortes. Mortes d’avoir trop vu, perdu, vécu. Il décrit une époque, un pays (fictif), où les lois sont faites et défaites au gré des humeurs d’un Guide providentiel, où les morts refusent de mourir et où les vivants ne sont plus tout à fait vivants. Incroyable fable, à peine exagérée quand on sait quels régimes totalitaires a connu le Continent, et où le rythme effréné ne donne juste pas envie de lâcher ce chef-d’oeuvre. Ce roman est pour moi intemporel (malheureusement). Que ce soit les tyrans sanguinaires qui se succèdent au trône de Katamalanasie, ou “la puissance étrangère qui fournit les guides”, ou encore d’autres faits que vous découvrirez au fil de votre lecture, tout vous ramènera au même constat (amer): nous sommes toujours dans le même bourbier.

Et pourtant il s’agit d’un roman publié pour la première fois en 1979!

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Tout dans ce livre montre que le premier et grand amour de l’auteur c’est la poésie (poésie qu’il n’a pas toujours réussi à faire publier). D’ailleurs, il a un jour rapporté que “Aujourd’hui on a plus de chances d’éditer un roman qu’un recueil de poèmes”. Alors pour notre plus grand bonheur “La vie et demie” a été écrit comme on pourrait écrire un poème: avec beaucoup de passion. Comme Sony Labou Tansi le dirait peut-être lui même… ce roman a “la profondeur d’un coeur”.

“Tuer, Excellence, est un geste d’enfant. Le geste de ceux qui n’ont pas d’imagination. Et puis, jusqu’à quel point les tuez-vous? Ils reviennent vivre au fond de votre cerveau. Ils vivent dans tous vos gestes. Ils bougent dans votre sang. Tuer, Excellence, tuer, c’est s’annuler dans les autres. Pour qui tuons-nous?”

Ce passage en particulier m’a fait penser aux récents événements qui se sont déroulés dans mon pays le Gabon. Des centaines de disparus, morts sans nul doute, pour avoir défendu notre liberté de vote. Notre liberté tout simplement. Morts d’avoir manifesté, d’avoir milité, et d’avoir rêvé de Vivre autre chose, qu’une Vie et demie. Et j’espère qu’aujourd’hui, toutes ces existences arrachées pèsent sur la conscience de ceux qui sont à la tête de nos Etats. Qu’ils continuent de porter des costumes hors de prix, et de brûler leurs cigares dans des salons feutrés… Parce la nuit venue, ils ne peuvent pas être en Paix, quand c’est cette même Paix qu’ils nous refusent à coup de fusils et de bombes lacrymogènes depuis plus de 50 ans maintenant.

Ils ne peuvent être en Paix.

Trouver un seul extrait à ajouter à cet article a été difficile. Très difficile. J’ai souligné tellement de passages anecdotiques, d’extraits intéressants, drôles, que je ne savais lequel choisir pour vous mettre l’eau à la bouche comme on dit. Du coup… je vous en propose plusieurs. 😉

“Les morts qui n’ont pas de vivants sont malheureux, aussi malheureux que les vivants qui n’ont pas de morts.”

“Au troisième chant du coq, le Guide providentiel déclara que les huit jours de noces qui allaient se lever seraient chômés et payés sur toute l’étendue de son pays. Le chef du syndicat des expatriés grommela longuement, mais le Guide Providentiel lui fit savoir qu’il y avait bien des grèves de huit jours dans son pays d’origine et que, par conséquent, l’interdiction de la grève compensait bien les choses.”

 

“Nous connaissons tous la manie des intellectuels: ils théorisent sur les pratiques de la vie sans oser la pratiquer, et la grande majorité de leurs théories restent impraticables.”

 

“La vie, quand on en fait un ramassis d’habitudes devient moche. L’habitude de lire, l’habitude de parler, l’habitude d’écouter, l’habitude de respecter ses supérieurs- et c’était réglé comme dans une montre, par cet horloger qu’on appelle éducation.”

Et un dernier, the last but not the least…

“Ils venaient, ceux de Yourma, pour ramasser les impôts, deux fois par an, ils demandaient l’impôt du corps, l’impôt de la terre, l’impôt des enfants, l’impôt de fidélité au guide, l’impôt pour l’effort de la relance économique, l’impôt des voyages, l’impôt de patriotisme, la taxe de militant, la taxe pour la lutte contre l’ignorance, la taxe de conservation des sols, la taxe de chasse…”

Un must-have et un must-read. A avoir dans sa bibliothèque, et à lire.

Sony Labou Tansi

La vie et demie

Editions Points