[Sénégal] Un Dieu et des mœurs – Elgas


Bonjour à tous. J’espère que vous allez bien. Ca fait (très) longtemps, je sais… mais depuis mon dernier post j’ai soutenu mon Master 2 (oui) et j’ai changé de ville (oui oui). En gros, j’étais prise dans un tourbillon administratif duquel je viens à peine de me dépatouiller.

Et je dois aussi vous avouer que je n’étais pas vraiment prête à écrire cet article, à parler de ce livre dont j’ai achevé la lecture il y a de cela quelques semaines.

Mais puisqu’il faut se jeter à l’eau… 🙂

Elgas, journaliste et écrivain, nous invite en terre sénégalaise, à travers le récit de 15 nuits, 15 journées, passées dans ce pays qui l’a vu naître, grandir, et partir.

Un Dieu et des mœurs n’est pas un simple carnet de voyage. Non. C’est l’autopsie d’une société en péril, gangrenée par des plaies séculaires : la tradition et la religion.

Sans langue de bois, Elgas raconte et dénonce les dérives d’un pays qui avait tout pour réussir, mais qui, par ses politiques, ses maîtres coraniques, ses traditions d’un autre temps, a fini par laisser la pauvreté endémique prendre des proportions alarmantes.

Loin des quartiers huppés dakarois, loin de la corniche, des Almadies ou de Sally, loin du Sénégal piège à touristes, l’auteur nous transporte à Grand Dakar et à la Médina (quartiers populaires de la capitale).  Les ordures, l’urbanisation folle, la chaleur étouffante, la surpopulation et le tapage du muezzin feraient presque revoir son idée de l’Enfer à Dante.

Et surtout, surtout, Elgas nous raconte la Casamance, rescapée de guerre(*), Coubanao, et Ziguinchor. Là-bas, seuls les touristes aventuriers, ayant un réel goût pour le pittoresque trouvent la région charmante (et encore… si on croit les descriptions de l’auteur, « pittoresque » serait un doux euphémisme). Les flopées d’enfants morveux et faméliques, les parents et grands-frères désœuvrés qui procréent, rêvent d’Occident, prient inlassablement, le paysage peu attrayant, et les rues jonchées d’ordures constituent la seule vision qu’a l’auteur de sa région, sa ville.

Elgas n’a pas d’œillères énamourées et sentimentalistes. Il a encore moins un regard conciliant ou prompt à l’excuse. Avec des mots durs, des mots vrais, des mots qui choquent parfois mais des mots que j’aime, il tire la sonnette d’alarme sur l’état de pauvreté extrême d’un pays malade qui s’ignore. Ou plutôt qui ignore, réfute, ferme les yeux, et accepte de voir la majorité de ses enfants dans la précarité.

« Ici, la République n’a jamais été, elle est une coquille vide dans laquelle ne s’ébattent que quelques nantis lettrés »

Et ces personnes, évoluant dans le dénuement le plus total… conservent une arrogance hypertrophiée, une arrogance dopée à la tradition et à la religion. Deux notions qui, au Sénégal, sont sœurs siamoises.

La tradition, d’une part, qui est une excuse pour tout, et la cause de tout, est ce mur en béton armé (sérieusement !) qui pousse grands-mères, mères, et filles à l’excision, l’infibulation(**), le lévirat(***), les grossesses multiples, l’amour forcé, le viol consenti. Sous couvert de la tradition, on mutile, on lynche (les homosexuels), on stagne, et on se complaît dans une société qui n’évolue plus, qui n’évolue pas, car trop fière de ses vestiges d’une autre époque. Mouf ! Oust ! Y’a rien à voir. Au Sénégal c’est comme cela et pas autrement. C’est notre culture, notre héritage, notre TRADITION ! (disent-ils)

Mais à quel moment questionnons nous cette culture qui nous pousse à blesser les nôtres jusqu’au plus profond de leur féminité/masculinité?

Quelle est cette culture qui nous ôte toute humanité ?

 

Je suis perplexe.

La religion, quant à elle, la majoritaire, l’Islam, se permet tout. Oubliez la démocratie… et pensez plutôt Islamie ! (excusez le néologisme). Aujourd’hui la religion se confond à la tradition, à la politique, et même à la génétique dès lors que les sénégalais deviennent musulmans ou chrétiens de par leur naissance. La religion semble y être devenue, aussi, un héritage familial, patrimoine à conserver coûte que coûte.

«Ziguinchor dans ce cas est un grand parc avec une nature ravagée par des plans urbains et l’anarchie. Tout ce qu’il y avait de fondamentalement pur ne l’est plus. C’est hideux. Agressif. L’espoir capitule. Celui de Dieu prend le relais et remplit la panse des habitants le temps d’arriver à la mort. […]

Je ne vois plus que l’entaille de la misère, ses tentacules sévères, ses malheureux élus, ses enfants mangeant du sable à terre, nus, découverts, fragiles, sans soins. »

Le Sénégal d’Elgas est le théâtre de tous les drames. Sujet à tous les fléaux, découlant d’un trio infernal : religion, tradition, pauvreté.

En lisant ces carnets de voyages, j’ai vu l’immigration à tout prix, le charlatanisme prendre la forme d’un rongeur, la démographie grimpante, l’homophobie meurtrière, l’injustice sociale, la sexualité refoulée, les grossesses précoces, l’hypocrisie d’une société qui voit sa jeunesse se prostituer. En lisant ces carnets de voyage, j’ai vu énormément du Sénégal, mais pas assez pour m’empêcher d’y aller (et ouiii, il est toujours en pole position sur ma liste de pays à visiter !)

Ce livre ne doit pas vous limiter, et vous ne devez pas non plus prendre ces écrits comme paroles d’évangiles (on dit NON aux dogmes !). Ce livre doit plutôt vous aider à voir le Sénégal et même notre continent en général avec une extrême lucidité. Nous devons cesser de nous mentir, de nous bercer d’illusions. Nous devons cesser de tenter de redorer un blason qui en fait… n’a jamais été totalement doré. Le réveil de l’Afrique ne se fera que lorsque nous, jeunes africains, cesseront d’avoir une vision attendrie, et outrageusement mensongère de chez nous : il y a énormément à déconstruire, à reconstruire et à transmettre. Nos sociétés sont loin d’être parfaites, et beaucoup de nos comportements (individuels et collectifs) nous empêchent de prendre notre destinée en mains. Nous cherchons le criminel à l’extérieur (l’Oxydant), en oubliant que son premier complice, depuis toujours, est à l’intérieur. Ce n’est pas un appel à l’autoflagellation mais à l’introspection et à la remise en question.

Elgas nous a baladés à travers ses 15 jours passés au Sénégal… mais de tout le séjour, la 13ème journée a été celle qui m’a le plus bouleversée. Et celle où le bouclier de cynisme et d’ironie de l’auteur s’est (enfin) abaissé. Le 13ème jour, il est question d’enfants, mais pas que. Ce sont des talibés, ces enfants orphelins (ou pas) confiés à des maîtres coraniques afin que ceux-ci fassent leur éducation islamique. Auprès de ces véritables bourreaux religieux, ces enfants de 7, 8,9 ans sont contraints à la mendicité, à l’errance, à la vie de la rue, à la vie dans la rue. Auprès de ces bourreaux religieux, ils sont roués de coups, sans avenir possible et destinés à une mort prématurée pour la plupart. Quel triste sort me direz-vous. Nous ne sommes pas loin des vidomégons(****) du Bénin/Togo. A croire que cette malédiction de la maltraitance des enfants nous poursuit. Qu’à cela ne tienne. Silence ! On rosse et exploite des enfants ! On les croise dans la rue mais surtout ne les aidons pas… ils sont sous la Haute protection du Très-Haut et Ses obligés !

“C’est un commerce bien pensé. Une traite sophistiquée dont ils sont, à cinq, six, sept, huit, douze ans, les bras ouvriers. […] Leurs maître n’a de contact avec eux que cette cravache chaude, qu’il tient ostensiblement pour signifier son pouvoir, devant lequel ils baissent le regard […] L’autre contact, c’est la bourse: le soir. Après leur quête, les enfants viennent vider leurs poches.”

La question des talibés fait elle aussi parti des multiples autres problématiques qui sont tout simplement glissées sous le tapis des non-dits de la société sénégalaise.

Je ne pense pas avoir besoin de souligner qu’Elgas, sans plus entrer dans le fond, a une plume magnifique. Un véritable couperet. Elle est tranchante, aiguisée à souhait… Elle est franche, elle est dure, très dure. Et en même temps, comme si elle ne pouvait plus se contenir, comme si elle en avait assez d’être étouffée, on dénote une sensibilité à fleur de peau, qui nous fait entrevoir la profondeur du cœur de l’auteur… et tout l’amour qu’il a pour son pays. Il en crève, de voir son pays, son continent, plein de potentiel, patauger dans une odieuse médiocrité.

Vous l’avez sûrement compris : c’est un livre que j’ai aimé découvrir, parcourir, lire. C’est un livre que je recommande… ai-je seulement besoin de préciser que je le recommande ? Mais je voudrais néanmoins revenir sur trois points qui m’ont considérablement dérangée. Trois points de discorde avec ce livre, qui sont venus ternir, un peu, beaucoup, tout le bien que j’en ai pensé (Eh oui, il était PRESQUE parfait ce bouquin 🙁 )

Tout d’abord, l’auteur a tendance à penser, dire, écrire, que l’attachement des sénégalais aux dogmes religieux et traditionnels ne les aide pas à sortir de la pauvreté. Mais pour moi, il n’y a rien de plus faux. C’est au contraire parce qu’ils sont démunis, qu’ils sont AUTANT attachés à la tradigion (oui, je suis la pro des néologismes !) S’ils vivaient dans un état quasi providentiel, un état au sein duquel ils mangeraient à leur faim, auraient un emploi et un salaire décents, des hôpitaux qui trouveraient la cause et le remède de leurs maux, s’ils avaient une assurance maladie, assurance vie, assurance habitation, assurance chiens et chats… croyez-moi qu’ils seraient de moins en moins à signer pour l’assurance divine. Dieu est au final le seul assureur qu’ils aient trouvé 🙂 Ils prient, s’agenouillent, parce qu’il y a des choses qu’ils ne s’expliquent pas, et qu’il faut qu’ils mettent leur confiance et leur espoir en quelque chose, en quelqu’un, peu importe quoi, peu importe qui !

Ensuite, et à mon sens, ce livre aurait dû s’arrêter quelque part entre les pages 277 et 278. Au-delà, on se sent vite à l’étroit dans ce procès contre l’afrocentrisme (il aurait été plus judicieux de parler d’afrocentricité… mais bon, passons. Je ne vais pas chipoter). Donc l’afrocentrisme afrocentricité est pour l’auteur  un caprice d’enfants gâtés par la vie, qui sont suffisamment oisifs pour se poser en grands défenseurs de luttes inutiles (selon lui). Bref, un avis ultra réducteur sur la question.

L’afrocentricité, ce n’est pas que le rejet de l’Occident. Ce n’est même pas en soi un rejet de l’Occident. C’est aussi et surtout une affirmation de notre identité (pas un repli identitaire, mais la capacité à garder notre empreinte culturelle dans un monde qui tend, non pas à se mondialiser mais à s’uniformiser). C’est un retour à une collaboration Nord-Sud équitable, une ouverture Sud-Sud, un holà à l’hémorragie culturelle et identitaire avec tous les spectres qu’elle apporte dans son sillon (dépigmentation de la peau, complexe du colonisé, complexe d’infériorité, mise au ban de nos langues, etc).  L’afrocentricité c’est prendre ce qu’il y a de mieux en termes de développement, de savoirs, de techniques, en Europe et ne pas les transposer bêtement, mais plutôt les adapter, chez nous. Les ré-inventer. Et avancer!

Enfin, j’en veux un peu à Elgas pour son déni du mal occidental (drama queen mode ACTIVATED). L’Afrique est sous le joug de multiples régimes dictatoriaux. Pour prendre le cas que je connais le mieux, le Gabon, après plus de 40 ans de règne d’Omar Bongo, nous avons eu droit au fils. Même schéma au Togo. En République Démocratique du Congo. Sans parler des indéboulonnables du Cameroun, du Congo, du Tchad et de la Guinée Equatoriale… Ces pouvoirs ne font RIEN pour leur pays respectifs à part piller, assassiner, tricher. Et ces pouvoirs-là, sont nourris à la mamelle de Marianne… ! Elgas, toujours dans son incroyable déni, nous livre durant les toutes dernières pages du livre un plaidoyer pour la réhabilitation d’Axelle Kabou (auteure de « Et si l’Afrique refusait le développement ») et de … Senghor. Léopold Sedar Senghor. Nous pouvons encore excuser le tristement célèbre « l’émotion est nègre, comme la raison est héllène » de Senghor. Mais nous ne pouvons pas laisser passer l’effroyable « La colonisation est un mal nécessaire » du même Senghor. La colonisation est un mal nécessaire… pour qui ? En écrivant cela, a-t-il pensé au massacre des Héréros et Namas ? (*****) Aux mains coupées du Kongo ? Aux ressources pillées ? Aux femmes violées sur l’autel des désirs bestiaux de missionnaires et colons ? A-t-il seulement pensé en écrivant cela ?

Bref.

Parce que je commence à être longue (j’ai été longue !) et que j’ai peur de définitivement vous couper toute envie de lire ce livre et/ou découvrir le Sénégal, je vais m’arrêter là.

Un Dieu et des mœurs a cela de bon qu’il met tout un chacun face à lui-même. Face à des vérités implacables, sévères, dures… mais des vérités quand même. Et qu’est-ce que c’est BON ! 

 

P.S. 1 : Concernant les 3 points de discorde… ils sont miens, et j’ai hâte que certains d’entre vous lisiez également Elgas et puissiez me dire à votre tour ce que vous en avez pensé, ce que vous avez aimé et moins aimé.

P.S. 2 : Habituellement je mets plusieurs extraits du livre, pour vous le faire découvrir par petits bouts. Mais quels extraits choisir quand j’en ai surligné beaucoup trop ?! Je vous l’ai dit les amis… Elgas écrit divinement bien. Même quand je ne suis pas d’accord avec ce qu’il écrit, je suis obligé de reconnaître au moins la beauté de la plume.

Alors, vos impressions ? Dites-moi tout <3

(*) Guerre de Casamance : De 1980 à 2005, les indépendantistes casamançais ont lutté pour l’indépendance de cette région du Sénégal face à l’armée régulière du gouvernement sénégalais. Tirs d’obus, et mines anti personnels ont fait de ce conflit le plus meurtrier du Sénégal.

(**) Infibulation : Suture des petites lèvres de la femme empêchant ainsi toute pénétration jusqu’au mariage (opération qui s’ajoute à l’excision qui est déjà l’ablation du clitoris afin d’ôter tout plaisir sexuel féminin et réduire la femme à un rôle procréateur)

(***) Lévirat : Obligation de la veuve d’épouser le frère de son défunt mari – Obligation tirant son essence des lois établies par Moïse

(****) vidomégons : enfants vendus au Bénin et Togo auprès de personnes qui les utilisent pour faire différents petits boulots

(*****) Massacre des Héréros et Namas : Génocide orchestré par les colons allemands en Namibie dans le but d’exterminer toute population autochtone

Mains coupées du Kongo : Pratique du colon belge en actuelle République Démocratique du Congo visant à torturer/mutiler les congolais déserteurs, fuyards, « rebelles » de la colonie. Il fallait rapporter à la « base » la main de chaque déserteur, comme preuve de leur mort. Glauque, je sais.

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