Il y a quelques jours, en plein milieu de la frénésie des fêtes de fin d’année, je publiais la première partie de mon focus dédié à la littérature underground* africaine (Oui je sais, drôle de façon de m’occuper). J’ai distingué deux principaux réseaux underground. Le premier est celui des ouvrages afrocentriques (Focus partie 1), et le second, que nous observerons aujourd’hui, concerne la paralittérature africaine moderne communément appelée « chronique« . Je vous vois d’ici rouler des yeux, mais oui, les chroniques africaines méritent amplement que l’on s’attarde sur elles 🙂
La paralittérature est un terme apparu dans les années 60 pour désigner les romans dits « populaires« . Elle englobe une pluralité de types, parmi lesquels:
- les romans d’aventure
- les romans
culcul la pralined’amour - les romans policiers
- les romans de science-fiction et fantastiques
- les romans historiques
- les bandes-dessinées et romans graphiques
La paralittérature, également appelée sérialité, lecture sérielle, infralittérature, ou littérature populaire a toujours été affublée de qualificatifs peu reluisants. Les Britanniques l’appellent la « penny dreadful », les Américains la « dime novel », et dans les milieux francophones, il se chuchote que ce seraient des romans de masse, romans quat’sous, romans de gare ou encore romans-feuilletons. Peu reluisants, je vous disais. Ces romans sont ainsi catégorisés pour leurs caractéristiques intrinsèques, telles que le niveau de langue, l’esthétisme et le style d’écriture. Cela nous renvoie à une question essentielle. Si la littérature est un art élitiste, et que toute production écrite n’est pas digne d’être considérée comme littéraire (selon les universitaires et spécialistes du genre)… ses dérivées, dont la paralittérature, méritent-elles dédain et rejet?
Le lecteur paralittéraire est souvent perçu comme spontané, peu porté sur la lecture, « la vraie », souhaitant avant tout être diverti, sans chercher la beauté de l’écriture et la profondeur des tournures. On retrouve à peu près les mêmes considérations cloisonnantes avec les œuvres de Moussa Konaté, Janis Otsiémi et Calixthe Beyala (pour ne citer qu’eux) qui se sont illustrés dans les romans dits « de gare ».
Seulement, depuis les 7 dernières années, un pan de la paralittérature africaine, la chronique, s’est développé de façon fulgurante, devenant le second réseau underground du continent. Loin des maisons d’édition traditionnelles, les chroniques ont vu le jour là où nous les attendions le moins: sur Internet.
Le phénomène des chroniques
Nous retrouvons une flopée d’écrits sur Internet, produits en majorité par des femmes (9,5 chroniques sur 10 sont écrites par des femmes) et lus par tout autant de femmes. Ces écrits, les Chroniques, sont pour la plupart disponibles en libre accès, gratuitement, sur Facebook. Oui, vous lisez bien: sur Facebook. Le procédé est simple. La chroniqueuse (l’auteure de Chronique) crée une page Facebook, et publie jour après jour un texte accompagné d’une image d’illustration. Chaque texte (appelé « partie » ou « suite » dans le jargon « chronical » ) correspond en général à 4 à 7 pages Word et une histoire fait entre 10 et 150 parties.
Le lecteur, abonné à la page Facebook, peut recevoir une notification à chaque nouvelle publication, interagir avec la chroniqueuse et toute la communauté de lecteurs. Ce phénomène est apparu en 2011 dans le milieu africain francophone, avec pour précurseurs les pages suivantes**:
- Les déboires amoureux de Mady (27.209 abonnés – Gabon)
- Chronique d’une vie pleine de rebondissements ( 26.841 abonnés Gabon)
- Chronique de Diouldé itinéraire d’une vie (22.945 abonnés – Sénégal)
- Femme comme force (22.218 abonnés – République Démocratique du Congo)
- Les petites histoires d’Akissi (17.896 abonnés – Côte d’Ivoire)
- Les péripéties de Louise (12.372 abonnés – Gabon)
- Mille mots un amour (6.706 abonnés – Cameroun)
- Les vies privées de Lex ( 6.241 abonnés – Cameroun)
- L’étoile de la mer Gaboma (5.887 abonnés – Gabon)
- Mes Opuscules (5.146 abonnés – Gabon)
D’autres pages ont contribué à l’essor de ce courant, mais n’existent plus car supprimées par leurs auteures, malgré le succès fou qu’elles ont connu entre 2012 et 2014:
- Les petites chroniques de Malia (Côte d’Ivoire)
- Chroniques de Nash (Gabon)
Chaque nouvelle publication est un mini-évènement dans la communauté de lecteurs (appelée chronicosphère, toujours dans le jargon), suscitant moult commentaires, débats et likes. Ce sont des pages suivies et lues avec assiduité par plusieurs milliers de personnes.
Un boom inattendu
Compte tenu de l’enthousiasme des lecteurs et de la créativité des chroniqueurs, deux concurrents à Facebook ont fait leur apparition: Wattpad et Muswada. Ce sont des applications gratuites dédiées à la paralittérature moderne, qui permettent de publier et lire des chroniques.
Wattpad, créée par Allen Lau et Ivan Yuen, deux jeunes entrepreneurs canadiens, est disponible sur Apple Store et Google Play depuis 2009 (bien que créée en 2007). En septembre 2014, la communauté de Wattpaders comptait déjà 300.000 histoires, plus de 25 langues au choix et 30 millions d’abonnés (c’est énorme!) dont 85% étaient âgés de moins de 25 ans. C’est toute une industrie qui se développe sous nos yeux. Des millions de personnes lisent et écrivent quotidiennement des textes fantastiques, à l’eau-de-rose, ou policiers, via cette plateforme. Et parmi elles, des africain(e)s qui cherchent à s’évader et se divertir en lisant gratuitement.
Muswada, quant à elle, est une application qui a la particularité d’avoir été conçue pour le public africain. Elle a été mise en ligne pour la première fois en décembre 2015, à l’initiative du jeune entrepreneur béninois Anianou Gbo Adolphe. Muswada, qui signifie « manuscrit » en Swahili, fonctionne comme un réseau social, permet de mettre en contact lecteurs et auteurs et de fonder une véritable communauté. Le site totalisait en 2016 plus de 300.000 vues par mois ce qui est un chiffre plus que louable pour cette start-up africaine. Je peux vous assurer que sur cette plateforme, les auteurs sont très suivis. Par exemple, une des contributrices les plus prolifiques, Lilly Rose Agnouret, totalise 677.264 lectures sur l’ensemble de ses histoires.
Le phénomène des chroniques n’est pas à railler ou à prendre à la légère selon moi. Il ne se remarque d’ailleurs pas qu’en Afrique. Cinquante Nuances de Grey, le best-seller international et succès au box-office de E.L. James était d’abord, avant d’être édité, une fanfiction***, publiée en libre accès sur le site internet The Writers’ Coffee Shop.
Aussi, à partir de 2014, nous avons assisté à l’arrivée d’une nouvelle pratique dans la chronicosphère africaine. Les chroniqueuses écrivent désormais des textes plus élaborés et publient leurs histoires au format e-book sur Amazon. En effet, depuis novembre 2007, le géant américain du e-commerce propose une offre imbattable (?) en terme d’auto-édition. Via son service Kindle Direct Publishing, n’importe qui peut publier un e-book en 5 minutes, gratuitement, et disponible sur le catalogue Kindle en moins de 48h, tout en ayant l’assurance de toucher une redevance allant jusqu’à 70% des ventes. Les chroniqueuses africaines, fort heureusement pour elles, ont su tirer à mon sens le meilleur parti de cette brèche et ont réinventé la chronique!
Les grandes actrices de cette révolution dans la chronicosphère, leur permettant ainsi de monétiser et protéger leurs écrits sont:
- Mady Remanda (27.209 abonnés) – 8 ebooks, également disponibles au format papier
- Leïla Marmelade (14.304 abonnés)- 1 ebook également disponible au format papier aux éditions Kusoma
- Chronique feuilleton de Zuzu (13.644 abonnés) – 7 histoires
- La vie de rose: Secrets de famille (67.893 abonnés) – 6 histoires
- Mille mots un amour par Chrystel Zohi Ngambeket (6.706 abonnés) – 1 livre publié aux éditions La Doxa dont je vous parlais ici
- Lilly Rose Agnouret (8.953 abonnés)- 20 ebooks
- Plume d’Elsa (59.732 abonnés) – 7 histoires
Bien que les milieux littéraires perçoivent le lecteur sériel comme un consommateur peu averti dans ses choix, il ne faut pas oublier qu’il est surtout un lecteur FIDELE et enthousiaste. Les sagas, en plusieurs tomes, sont ce qu’il y a de plus courant, addictif (et rentable). Un tome est au minimum à 5€. Pour lire une saga de 3 tomes, il faut donc prévoir entre 15€ et 25€. Il y a une véritable frénésie autour de chaque saga, un suspens entretenu, qui provoque à l’achat un certain engouement. C’est un marché du livre méconnu et méprisé… mais qui se porte bien. 🙂
La chronique s’achète et se lit partout, sur tout support, sans contrainte logistique liée à la livraison en Afrique subsaharienne. C’est un réseau assurément underground même s’il n’y a pas, contrairement aux livres afrocentriques de la partie 1, une volonté anticonformiste et engagée dans leur démarche informelle.
La paralittérature africaine moderne n’est plus à sous-estimer. Elle compte bien des fidèles à travers le monde, adeptes de ces histoires originales, drôles, poignantes, et qui, chacune à sa façon, mérite d’exister. Ça reste entre nous, mais étant aussi une lectrice de chroniques, je peux vous recommander les pages Facebook et les ebooks de Mady Remanda et de Leïla Marmelade. Ce sont celles qui ne vous décevront certainement pas si vous êtes amateurs de romances!
Toutefois, la chronique n’est pas parfaite. Elle a parfois des allures de télénovelas larmoyantes et clichées à mort! Bien souvent les ebooks de chroniqueuses ont des coquilles, des fautes grossières, une narration bancale et sont mal édités. Alors pour acheter des ebooks pareils, aux prix proposés, il faut vraiment le vouloir ou avoir bien ciblé des auteures qui valent le détour! J’ai récemment partagé un article avec mes astuces pour lire sans se ruiner … et acheter des chroniques sur Amazon, à 5€ le tome, n’en fait définitivement PAS partie.
Je suis pour la monétisation des chroniques car la gratuité sur Facebook, Wattpad et Muswada a ses limites, sachant que les chroniqueuses s’investissent jour et nuit pour faire vivre leur communauté. Néanmoins, pour acheter un ebook aussi cher, il faudrait que la chroniqueuse ait un minimum de considération envers ses lecteurs/consommateurs en leur proposant des histoires bien ficelées. Dans le cas contraire, ce n’est ni plus ni moins que de l’arnaque!
Enfin (parce qu’il faut bien que je cesse de blablater à un moment), s’il y a autant de chroniques sur la toile, c’est parce qu’il y a une réelle demande. Alors chers amis booklovers… et si nous cessions (« nous » exclusif!) de juger avec condescendance (non mais!) les lecteurs paralittéraires et fans de chroniques?
Dites-moi tout, avant cet article, aviez vous déjà entendu parler de « chroniques »? Qu’en pensez-vous?
On se retrouve en commentaires, la famille! Be blessed
*Les livres underground sont ceux dont le circuit de distribution n’est pas forcément la Fnac et la première librairie du coin. Ce sont des œuvres quasi-informelles en auto-édition ou éditées par des maisons peu connues, qui ont leurs propres réseaux de diffusion, leurs événements promotionnels, leurs habitués et habitudes.
**Toutes ces pages sont toujours actives sur Facebook et des textes y sont en libre accès
***Fanfiction (ou fanfic): c’est une histoire que des fans écrivent sur Internet afin de réécrire, transformer, ou donner une suite à un roman, une nouvelle, une saga. L’auteure de Cinquantes Nuances de Grey, E.L. James, a toujours confié que sa saga était une fanfiction, une adaptation à la vie réelle de la saga Twilight écrite par Stephenie Meyer. D’où les similitudes entre les différents personnages, Isabella et Anastasia, Edward et Christian.
Si t’es arrivé(e) jusqu’ici, sans avoir lu la première partie de mon Focus, wallaye, t’es un(e) sorcier(e) ! Ah, et j’ai eu quelques sources aussi:
https://www.fabula.org/revue/cr/131.php
https://graceminlibe.wordpress.com/tag/muswada/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Wattpad