Il y a quelques années je publiais mon retour de lecture sur Reste avec moi d’Ayọ̀bámi Adébáyọ̀. Ce roman a été un énorme coup de cœur que j’ai recommandé 150 mille fois, et pour lequel j’ai organisé non pas un mais trois cafés littéraires en collaboration avec La Cène Littéraire. J’ai adoré – je peux utiliser ce verbe sans craindre d’exagérer – ce drame familial qui était la première parution de l’autrice nigériane. C’est donc tout naturellement, et avec une impatience certaine, que je me suis procurée un exemplaire de son dernier roman « Au temps des damnés et des bénis ».
Le roman des extrêmes
Eniolá est un adolescent bien plus grand que son âge. Il a 16 ans et vit dans le Sud-Ouest du Nigéria avec sa petite soeur et leurs deux parents. Le quotidien de cette petite famille bascule le jour où leur père professeur d’histoire est licencié sans préavis ni indemnités. La politique actuelle du gouverneur de l’état d’Osun est de prioriser des matières dites essentielles telles que les mathématiques, les sciences et l’anglais. Plus de 4000 postes sont supprimés et le père d’Eniolá fait partie des dommages collatéraux.
Sa mère, vendeuse d’arachides, et son père devenu apathique et défaitiste depuis son licenciement tirent le diable par la queue. En dehors des cours, Eniolá est « homme à tout faire » chez la couturière du quartier, où il reçoit de temps à autre des pourboires et récupère des chutes de tissus dans l’espoir d’en faire un vêtement à Busola, sa petite soeur. Sa mère revend des bouteilles en plastique récoltées à la décharge, et demande de l’aide à crédit à leur entourage, qu’elle et son mari ne seront jamais en mesure de rembourser. Au quotidien, cette famille fait face au pire dilemme qui soit: acheter à manger, rembourser un créancier, payer le loyer, ou régler les frais de scolarité?
Le corps de Mr Olabodé était suspendu à une grosse corde accrochée au ventilateur; il était habillé comme pour aller au travail, avec une ceinture et des chaussures assorties à sa cravate marron. […] Sur l’avis d’inhumation qui fut imprimé quelques jours plus tard, il était écrit que Mr Olabodé avait succombé à une brève maladie. Au cours des deux ou trois années suivantes, plusieurs professeurs licenciés succombèrent à une brève maladie […].
A quelques milliers de kilomètres de là, Wúràolá, est une jeune médecin de 28 ans en stage dans un hôpital public de la ville. Deuxième enfant d’une famille Yoruba nantie, son père est médecin et sa mère commerçante. Témoin silencieux des injustices et manquements du système de santé public, elle évolue entre impuissance, frustration contenue et naïveté candide. Wúràolá veut absolument plaire à ses parents, ou plutôt, elle ne veut surtout pas les décevoir. Si cela signifie accepter la demande en mariage de Kunlè son petit ami, fils de bonne famille dont les parents sont des vieux amis, alors elle l’acceptera. Promise à un bon parti avant d’avoir 30 ans, médecin en devenir, issue d’une famille aisée, Wúràolá a tout pour être heureuse.
Et Wúràolá*? Yèyé ne lui connaissait pas de problèmes. Plus depuis qu’elle était fiancée et en bonne voie pour être mariée avant l’âge de trente ans. Yèyé sourit et ajusta son bracelet en corail. Ses enfants avaient la vie qu’elle désirait autrefois, celle qu’elle ne pouvait pas avoir. Une vie dans laquelle même s’ils se trouvaient face à un désastre soudain, tant que cela ne les tuait pas, ses effets seraient amortis par leur nom et le solde bancaire de l’homme qu’elle avait choisi pour être leur père.
Narration de Yèyé, la mère de Wura,*
Au quotidien ces deux mondes, celui de Wúràolá et d’Eniola, n’ont rien en commun. Ils évoluent dans la même ville, cohabitent de part et d’autre d’une frontière invisible et se rencontrent ou se confrontent en de rares occasions. Pourtant, dans “Au temps des damnés et des bénis”, les deux protagonistes seront emportés par la même bourrasque.
A spell of good things de son titre original est l’histoire de cet insondable inconnu, le destin, le hasard, Dieu, selon les croyances de chacun, qui détermine ceux d’entre nous qui naîtront du bon ou du mauvais côté de la barrière. Au Nigéria, cette barrière est un mur imprenable, que peu d’élus peuvent gravir afin de changer leur condition sociale. La couverture de la version française est d’ailleurs très bien choisie par la maison d’édition Charleston. On y voit une femme pointer du doigt vers le haut (vers le Ciel?) et au dessus d’elle, à l’envers, ce que j’appelle l’autre côté de la barrière. Un jeune homme a la tête baissée, comme un présage de défaite.
Nigeria happened
“Nigeria happened” est une expression populaire utilisée par les nigérians eux-mêmes, pour parler des chemins instables, parcours semés d’embûches et des destins gâchés , dans un pays qui ne promet rien à personne. « Nigeria happened » c’est une formule englobante et simplificatrice, qui signifie que ce qui est commun dans ce pays est arrivé: un employé licencié sans préavis, un kidnapping non-élucidé, un braquage à main armé, des maisons démolies par la municipalité sans indemnités, une personne lambda condamnée et détournée de son destin par les défaillances d’une classe dirigeante corrompue.
Dans le même style, il y a également « Nigeria failed us ». La connotation/interprétation reste la même et Ayọ̀bámi Adébáyọ̀ a un talent incroyable pour raconter et romancer tout ce qui fait que ce pays engendre des damnés et des bénis.
Dans ce roman, le Nigeria est grand, fier, multiple et riche. Mais le Nigeria est aussi rude, complexe, violent et imprévisible. Imprévisible, surtout. Entre corruption, malversations financières et politiques, insalubrité, manque d’investissements dans la santé publique et l’éducation, le Nigéria mène ses enfants à la tragédie collective. Les plus sages ont conscience de la fébrilité de la vie, et encore plus de celle des choses. Les plus sages savent que tout peut basculer, que les acquis d’aujourd’hui peuvent devenir les manques de demain. Au mauvais endroit au mauvais moment, la mauvaise décision, la mauvaise rencontre, tout peut arriver et il n’y a pas d’autre parachute que celui que tu auras préparé à la sueur de ton front.
C’est en cela que j’ai aimé le personnage de Yèyé, la mère de Wúràolá, et que je me suis sentie proche d’elle: elle est convaincue que rien ne dure dans nos contrées.
Elle s’était toujours émerveillée du calme et de l’assurance avec lesquels il (son mari) comptait sur le fait que tout ce qu’il y avait de bon dans sa vie ne pouvait que durer ou aller en s’améliorant. Sa bonne fortune, il la tenait pour acquise. Comme s’il était impossible que cela n’ait qu’un temps. Yèyé, elle, n’avait jamais pu se défaire de l’idée que la vie était un long combat, une série de batailles avec de rares trêves heureuses.
Les célébrations sont interrompues par des coupures d’électricité, et les moments d’accalmie sociale dépendent du prochain conseil des ministres, des prochaines élections, et parfois, du prochain putsch. Les crises pétrolières sont les raisons évoquées par les entreprises pour licencier et ne plus jamais recruter, les professeurs abandonnent les salles de classe et deviennent revendeurs de téléphones portables, les infirmiers doivent acheter sur fonds propres les masques et gants hygiéniques. Rien ne dure dans nos contrées; tout n’est que combat, opportunités saisies au vol et volonté acharnée. Seuls la prudence et le travail délivrent.
Un coup de coeur
Inutile de préciser que j’ai aimé ce roman, mais je le précise quand même 😄. J’ai aimé la plume simple et directe d’Ayọ̀bámi. Elle a une écriture sans fioritures, qui ne s’encombre d’aucune excuse. L’autrice ne cherche pas à traduire au lecteur ce qu’est l’eba ou un gèlé. Elle ne cherche pas non plus à expliquer pourquoi Eni, Wura, et tous les autres s’agenouillent devant une personne plus âgée, et pourquoi une grande-soeur s’appelle Tata ou Sista et un grand-frère s’appelle Uncle ou Brother suivi du prénom. Elle écrit et décrit juste le Nigéria à travers les réalités de deux familles Yoruba navigant dans un océan de décombres.
Entre ces lignes, Ayọ̀bámi a souvent fait passer la thématique avant la narration et l’engagement avant les personnages. Il y a eu plusieurs pages de trop, inutiles parfois, lourdeurs d’un pavé déjà conséquent. Néanmoins, j’ai apprécié l’effort incroyable de construction des personnages. La psychologie de chaque protagoniste est étoffée de moult détails, qui font que nul n’est vraiment méchant (mis à part Honorable F), et tous sont victimes d’un système qui protège les plus forts et leur garantit l’impunité.
Enfin, l’autrice nous rappelle par ce livre que pour (bien) écrire, elle a d’abord beaucoup lu. Ce roman est à lui seul le témoignage d’une lectrice assidue et passionnée, qui en quatre parties a disséminé des recommandations de lecture, des titres par-ci par-là, que j’ai gardés sur le bas-côté, que j’ai notés, dans l’espoir d’en lire au moins un, au moins deux, quand j’en aurais le temps.
Si vous hésitiez encore, ou si vous êtes à la recherche de votre prochaine lecture: commandez “Au temps des damnés et des bénis”. Commandez-le, achetez-le, lisez le… et revenez qu’on en parle pendant des heures, sur le blog ou dans la messagerie de mes réseaux sociaux. Il y a tant à dire.
Merci & Peace