[Malaisie] La somme de nos folies – Shih-Li Kow


La Somme de nos folies- Shih Li, lettresnoires.com

« La plupart des habitants de notre bourg ne savent même pas qu’on lui doit une expression locale. Banjir sampao balik Cina, une crue à vous ramener en Chine, autrement dit une très grosse inondation. Bien trop souvent d’ailleurs, ces dernières années, nous avons eu à subir les caprices de ceux qui veulent nous renvoyer en Chine, les politiciens comme la météo. » P. 14, La somme de nos folies

Shih-Li Kow est une écrivaine Malaisienne, d’origine Chinoise. « La somme de nos folies » est son premier roman, sept ans après publication de « Ripples », son recueil de nouvelles qui avait été nominé au Commonwealth Writers’ Prize. Certainement partie de son expérience de la communauté chinoise immigrée, Shih-Li Kow nous dépeint une Malaisie multiculturelle, au carrefour de la Thaïlande, la Chine, et l’Inde.

Une cuvette entre deux rivières, et trois lacs

Petite bourgade au nord de Kuala Lumpur, Lubok Sayong nous offre bien des curiosités sociales, humaines et naturelles. Située dans une cuvette à la croisée de deux rivières et trois lacs, Lubok Sayong est le spectacle de pluies torrentielles, de crues et d’inondations mémorables. Magnifique de résilience face aux fatalités climatiques et géographiques, Lubok Sayong reste malgré tout une ville charmante aux yeux d’Auyong et Mary Ann qui nous narrent tour à tour une délicate fable romanesque. Auyong, vieil homme Chinois à la retraite, désormais directeur de la conserverie de litchis locale, erre à travers les pages. C’est un personnage sage et présent quand il le faut. Ami fidèle et taiseux, il accompagne la flamboyante Mami Beevi tout au long du roman, notamment dans la transformation de sa Grande Maison de famille en une résidence d’hôtes pleine de magie, chargée de reliques et d’anecdotes. Aussi, Auyong l’accompagnera dans l’éducation de Mary Ann, jeune orpheline de 11 ans recueillie par Beevi, qui se révèle être d’une bonté et naïveté sans pareilles. Auyong et Mary Ann, malgré leurs 50 années d’écart sont bien semblables. Tous deux sont partis de Kuala Lumpur, la grande, l’hyperactive, avec ses gratte-ciel, ses food-corners, sa pléthore de start-up techies et de touristes à la recherche d’exotisme (et de confort 5 étoiles).

« Les inondations […] Attention aux maladies véhiculées par l’eau, répétaient les gens de la capitale. Attention aux crocodiles et aux serpents. Attention de ne pas marcher sur la carcasse pourrie d’une bête morte. Gare au choléra. Gare aux tourbillons et aux courants. Ils publiaient des consignes de survie dans des journaux qui n’étaient pas distribués ici et qu’on lisait dans la capitale en sirotant un café latte frappé, bien installé au sec chez Starbucks. Gare à la vie. »

Arrivés à Lubok Sayong, ils sont tombés amoureux des envolées de calaos, de l’indolence des habitants, du temps qui passe, des ramboutans fermes et juteux, et bien sûr, du laksa, soupe épicée locale à base de nouilles. A deux, ils égaieront le quotidien de la bourgade, tantôt en initiant le premier festival gay-friendly de la région, tantôt en promouvant l’artiste local sur les réseaux sociaux, attirant des touristes loufoques et baroudeurs dans cette petite ville oubliée des politiques de décentralisation. Par ses descriptions, Shih-Li Kow nous fait en prime découvrir une région malaise du Perak chaleureuse et bienveillante. Critique sociale, fable, roman, ce livre est tout cela à la fois, et bien plus encore.

Une envie d’ailleurs

Vous l’aurez remarqué, cette fois j’ai opté pour de la littérature étrangère et je n’ai pas été déçue. J’ai aimé que la traduction française par Frédéric Grellier ait conservé pas moins de 45 mots et expressions malais. Cela ne retire rien à la beauté de ce récit, le rendant au contraire encore plus authentique. Il m’a certes fallu faire des aller-retours entre la page en cours et le lexique à la fin du livre, mais cela ne m’a pas dérangée. Bien au contraire ! J’ai apprécié que Shih-Li Kow, en écrivant « La somme de nos folies », ne se soit pas lancée dans des explications et raccourcis destinés à ses potentiels lecteurs non-malais. Et c’est en cela que réside la beauté de la littérature qui nous est étrangère: faire une rencontre fulgurante, tolérante et privilégiée avec un autre pays et une autre culture. Alors je me suis dit que je me devais de partager avec vous mes trois principes (et pré-requis !) lorsque je m’essaye à la littérature étrangère.

1)     Si tu ne comprends pas tout… ce n’est pas grave !

Ne t’attends pas à un dictionnaire ou à des notes de bas de page. Ne t’attends pas à connaître, comprendre, ou réussir à prononcer tous les mots, rituels, prénoms, fruits exotiques, animaux et lieux, que tu liras. L’auteur écrit selon son paradigme, sa culture, son background, et certainement pas selon un prisme universel. Et c’est pour cette raison que le roman étranger (pas tous, malheureusement) est beau. Il nous amène à apprécier tout ce qui nous est différent, sans pour autant plonger dans une écriture dénaturée, voir occidentalisée. Aussi, n’attends pas de l’auteur qu’il comble tes lacunes. Les bases géographiques, historiques et politiques, c’est à toi de : soit les avoir, soit les chercher. C’est un roman, pas un outil pédagogique à ton service.

2)     Littérature étrangère ≠ Littérature caricaturale

Si en lisant un roman japonais il n’est pas question de samouraï, de famille et d’honneur à sauver, c’est normal ! Si un roman africain ne parle pas de colonisation ou d’indépendance, tant mieux ! En fait (pour continuer dans les exemples) si un brésilien écrit un roman d’amour sans pour autant décrire les favelas, Copacabana, ou la ferveur ambiante pour le football : who cares ? Il y a énormément de contenus documentés, numériques et papier, qui ont pour but d’enseigner et d’apprendre. Les écrivains étrangers ne nous doivent rien (même si je suis de ceux-là qui lisent, entre autres, pour voyager et découvrir par les mots). La vision biaisée et les attentes de lecture que l’on peut avoir ne doivent pas prendre le dessus : je répète, les écrivains étrangers ne nous doivent absolument rien, et ne sont pas obligés de rentrer dans les cases que nos stéréotypes ont conçues. De plus, l’écrivain est son propre porte-parole, il partage en quelque sorte son expérience de la vie et de son pays. Ce n’est pas parce que vous aurez lu l’œuvre complète d’Alain Mabanckou que vous élèverez votre voix dans les débats sur le Congo comme si vous y aviez vécu. Car vous ne partagerez pas là votre perception des choses, mais celle de Monsieur Mabanckou qui partage SA réalité et pas forcément celle des 5,2 autres millions de congolais vivant entre Brazzaville, Pointe-Noire et Makoua.

3)     Garde l’esprit ouvert

Ce n’est pas parce que tu ne t’identifies pas à un personnage, un rituel, un lieu, un contexte, que le roman est mauvais. Ou que le récit n’est pas suffisamment accrocheur. On n’est pas toujours obligés de s’identifier à un personnage, pour l’apprécier (ouverture d’esprit, guys). C’est comme dans la vie réelle en fait : on n’a pas besoin de s’identifier à quelqu’un, à sa couleur de peau, son milieu social, sa sexualité ou son origine, pour l’accepter dans son entièreté et son humanité.

En somme, je me demande encore pourquoi ai-je attendu si longtemps avant de me lancer?! Dépaysant, à l’humour fin et la critique élégante, j’ai beaucoup aimé lire « La somme de nos folies ». C’est définitivement une belle expérience en terre étrangère, qui ravira les lecteurs tolérants et bienveillants.

Merci de m’avoir lue,

Izuwa.

Où se le procurer : Amazon et Fnac
Prix : 21,50 € (format papier) et 09,49 € (e-book)
387 pages
Editions Zulma