[Focus] La littérature underground africaine – Partie 1


Nous connaissons tous l’attrait qu’ont les francophones pour les anglicismes. Over-booké, deadline, come-back, meeting, feedback font désormais partie du langage commun, au grand dam des académiciens en herbe et autres amateurs de la langue de Molière. L’expression « Underground » n’est d’ailleurs pas en reste! Underground, qui signifie en français « sous-terre » (ou « sous-terrain »), désigne un mouvement, une culture, une musique et des livres, qui se développent en marge des circuits formels, habituels et commerciaux. De la conception à la distribution, en passant par l’édition et la réalisation, musiciens, auteurs, peintres et artistes en tous genres se sont rejoints sur ce point: Parfois, ce qu’ils ont à partager ne peut être relayé par les médias et annonceurs mainstream*. (Oups! Encore un anglicisme!)

Les livres underground sont ceux dont le circuit de distribution n’est pas forcément Amazon, la Fnac et la première librairie du coin. Ce sont des œuvres en auto-édition ou éditées par des maisons peu connues qui ont leurs propres réseaux de diffusion, leurs événements promotionnels, leurs habitués et habitudes. Dans les réseaux underground des Afriques, j’ai pu distinguer seulement deux grands canaux que je vous décrirai en deux parties et articles.

Le premier canal underground du monde noir, et le plus important en termes de production, visibilité et ventes, est celui des ouvrages afrocentriques qui, depuis les 10 dernières années, bénéficie d’une audience de plus en plus fidèle et grandissante.

Les livres afrocentriques

L’afrocentricité (que l’on confond souvent avec l’afrocentrisme) est un courant de pensée vulgarisé par le Pr Moléfi Kete ASANTE**, qui encourage les afrodescendants à repenser leur environnement en se libérant du paradigme occidental. Le paradigme occidental est celui dans lequel nous naissons pour la plupart, et qui nous fait croire que le lait de vache est le meilleur, que Jésus serait blond aux yeux bleus, et que la colonisation était un innocent partage de culture (shout out to F. Fillon). Le paradigme occidental, ce sont les livres d’école distribué en Afrique qui nous racontent l’Egypte, les Guerres Mondiales et les Indépendances, sans jamais nous parler d’Isis, du Capitaine Ntchorere, de Samory Touré, Béhanzin, Toussaint Louverture, Sankara, Steve Biko, et toutes les autres personnalités qui ont FAIT l’histoire africaine. Le paradigme occidental, c’est celui qui, à travers ses médias, fait croire que l’Afrique ne se mesure qu’au nombre de personnes traversant la Méditerranée à bord d’embarcations de fortune. Le paradigme occidental est une construction de la pensée qui apparaît auprès des non-caucasiens comme une injonction. L’injonction d’avoir des cheveux lisses et des traits non-Bantu de préférence. L’injonction d’avoir un système politique « démocrate » comme le leur et un Indice de Développement Humain comme le leur (car ayant unilatéralement décidé qu’ils étaient les seuls détenteurs du baromètre du « développement humain » à travers le monde :/ ).

Pour les afrocentriques, toutes ces injonctions ont été (im)posées comme si l’Afrique, subsaharienne notamment, n’avait pas une histoire, une culture, et un potentiel suffisamment denses pour tenter de se construire d’elle-même. Pour tenter de se construire sans transposer servilement des pratiques d’autres nations, qui ne répondent pas forcément aux exigences du terrain africain.

En somme, l’Afrocentricité est une idéologie qui veut ramener l’africain à repenser l’Afrique et le Monde selon un paradigme qui lui est PROPRE. 

Seulement, très peu d’écrivains, théoriciens, chercheurs et scientifiques de l’Afrocentricité ont des ouvrages disponibles sur les canaux dits mainstream. A vrai dire, il n’y aurait pas plus grande contradiction pour un afrocentrique patenté, que celle de proposer son oeuvre via des moyens de distribution qui servent, également, à asseoir l’hégémonie occidentale, ou plutôt « the occidental way of life« . Les auteurs afrocentriques ne sont pas dans la clandestinité, comme pourrait le laisser sous-entendre le terme underground. Ils sont plutôt dans l’anticonformisme et une démarche de « For Us By Us« ***. Ils créent des maisons d’éditions, des librairies, et même des écoles, qui n’ont pour seul but que de replacer l’Afrique et la pensée noire sur l’échiquier des sciences, de l’histoire, de l’anthropologie, de la linguistique, etc.

Les acteurs, très productifs, de cette idéologie sont Nioussérê K. Omotunde, Coovi Gomez, Bwemba Bong, Doumbi Fakoly, Mbog Bassong, Théophile Obenga, Cyril Gogo, Sylvie Serbin, Frances Cress Welsing, Lascony Nysymb, et Amouni Ngouonimba, pour ne citer qu’eux.

Les maisons d’édition de ce mouvement, pour ceux qui n’ont pas recours à l’auto-édition, sont, entre autres:

  • les éditions MeduNeter (de la librairie panafricaine Tamery dont je vous parlais ici  )
  • La clé des couleurs
  • Anyjart
  • DAGAN Editions (créées pas le Pr Dieudonné GNAMMANKOU, historien chercheur du continent).

Ces maisons d’éditions et acteurs de l’Afrocentricité ont leurs propres circuits de distribution avec des librairies dédiées, des événements promotionnels et même un site e-commerce spécialisé dans les ouvrages afrocentriques: a-free-can.com 

Les œuvres majeures**** de l’Afrocentricité, celles qui valent non pas le détour, mais un véritable attardement, selon moi, sont:

  • Appel à la jeunesse africaine de Théophile Obenga (Editions Ccinia) qui s’est révélé être, pour moi, un cri du cœur du patriarche, à la jeunesse africaine qu’il espérait, par cet ouvrage, sortir de sa torpeur
  • Quand l’Africain était l’or noir de l’Europe, de Bwemba Bong, qui est excellemment décrit comme étant le « démontage des mensonges et de la falsification de l’histoire de l’hydre des razzias négrières transatlantiques »
  • La renaissance africaine de Mbog Bassong (Editions Anyjart), pour la construction d’un continent esseulé qui a besoin de revenir sur ses bases ancestrales pour enfin jouer sa partition dans le concert des Nations
  • Qu’est-ce-qu’être Kamit(e) d’Omotunde (Editions MENAIBUC) pour la définition (enfin) de ce qu’est le kamitisme, loin des préjugés les plus fous
  • Africa Unite! d’Amzat Boukari (Editions La Découverte), dont le titre, impérieux, annonce bien le but de l’oeuvre: les Afriques doivent s’unir, ou périr. Ce livre apparaît être le manifeste du Panafricanisme, celui que nous devrions tous avoir sur nos étagères, et à défaut d’y adhérer, au moins en avoir entendu parler
  • Nations nègres et Culture de Cheikh Anta Diop (Présence Africaine), ou l’une des œuvres ayant le plus apporté au débat sur l’Egypte Antique et les peuples qui la constituait. Ce livre est une véritable boîte de Pandore, que ce soit pour les amateurs des travaux de C. A. Diop ou pour ceux qui les réfutent ou les tempèrent. (ndlb un des rares ouvrages de l’afrocentricité à ne pas être underground)

Une industrie du livre en construction

Le courant afrocentrique est à lui tout seul une industrie du livre quasi-informelle avec laquelle il faudra de plus en plus composer. En terme de visibilité, les acteurs et auteurs de l’afrocentricité totalisent des centaines de milliers de vues sur Youtube, avec des vidéos et débats autour de leurs livres et travaux qui déchaînent les passions.

Aussi, les éditions MeduNeter, une des maisons d’édition les plus efficaces de cette idéologie, compte à ce jour une quinzaine d’auteurs fidèles et prolifiques, qui publient de façon récurrente (Kama Kamanda et Doumbi Fakoly en tête de liste). Les Editions Dagan, dans un autre registre, avaient été choisies par le joueur camerounais Samuel Eto’o pour éditer sa bande-dessinée autobiographique en 2013, qui est restée à ce jour l’un des plus gros succès de la maison.

Les afrodescendants ont des idées à partager, et ne comptent plus se taire ou rester désorganisés. A l’heure où en Occident les Noirs issus de l’immigration cherchent à tout prix de la représentation et des « luttes » (y compris les plus absurdes), le risque est que l’afrocentricité finisse par être mal perçue (elle l’est déjà), du fait de personnes qui elles-mêmes cernent mal le sujet, ne se documentent pas, et instrumentalisent les travaux des afrocentriques. Dans les livres afrocentriques, il n’est en aucun cas question de la détestation d’un groupe d’individus (les méchants colons) par un groupuscule d’illuminés (les gentils néocolonisés). Il est plutôt question, pour chacun des acteurs de l’afrocentricité, de présenter une réflexion structurée autour d’un seul intérêt: celui d’une meilleure Afrique (vaste projet, je sais, mais on ne peut leur reprocher le fait d’ESSAYER).

Le second réseau underground des Afriques est quant à lui totalement différent de celui que nous venons de survoler, tant dans le format d’édition que dans la politique de distribution ou l’intérêt recherché. Il s’agit de la paralittérature africaine moderne, communément appelée « Chronique« , que l’on retrouve essentiellement sur des plateformes en ligne. N’hésitez pas à vous abonner à mon blog afin de recevoir une notification de publication de la seconde partie.

Rendez-vous dans la comments section (= rendez-vous en commentaires, pour les allergiques aux anglicismes :p )

On est ensemble la famille.

* Mainstream: ensemble des canaux de télécommunications et de commercialisation destinés au « grand public »

** Pour en savoir plus sur Molefi Kete ASANTE, suivre ce lien

***For Us By Us: « Pour Nous, Par Nous » mouvement commercial prônant la valorisation des commerces et initiatives Afros

**** Les œuvres majeures: ce sont des ouvrages qui ne sont pas (bien entendu) de la « littérature ». J’ai néanmoins souhaité donner ce titre à mon article parce qu’il en jette!

Bienvenue sur lettres noires !

Joignez -vous à notre communauté pour ne rater aucun article.

6 Commentaires

Ajoutez les vôtres
  1. 1
    LeMétisBantu

    Izuwesque est cet article sur l’affrocentricité. Cela fait de savoir qu’il y a des gens qui savent et qui sont capables de transmettre l’essentiel.
    Un homme qui renie sa culture perd une part importante de soi. Connaitre son histoire c’est tracer le chemin essentiel vers soi.
    #LeMétisBantu, mendiant de l’esprit.

    • 2
      Izuwa

      Ahah, j’adore ce néologisme avec mon prénom. Merci beaucoup cher Métis Bantu d’avoir pris de ton temps pour me lire et m’écrire. Paix chez toi

  2. 3
    Odyo

    Eh bien FÉLICITATIONS.
    Je découvre la vivacité de ton esprit et ta plume pour la première fois. Brillant exposé.

Les commentaires sont clos.